Article de Fabien Imhof du 20 septembre paru sur le site de la Pépinière
Madame De : Émancipation à travers l’histoire du vêtement
Nous vous en parlions l’an dernier, le Grütli proposait un projet titanesque sur l’ensemble de sa saison : recréer une robe comme au XVIIIe siècle, avec les techniques de l’époque. Le spectacle Madame De, qui devait être l’aboutissement de ce projet en juin dernier, est joué au Grütli, jusqu’au 22 septembre.
Le corps nu – seul son sexe est recouvert d’un linceul blanc – de Rachel Gordy, est couché sur ce qui semble être un autel. Autour d’elle gravitent trois personnes : un musicien et sa guitare (Stéphane Augsburger), un danseur (Fabio Bergamaschi) et la couturière qui a conçu la robe (Valentine Savary). Ces derniers l’aideront à se vêtir de la robe durant tout le spectacle. Car c’est bien la robe qui demeure l’héroïne de ce spectacle, sublimée par l’excellente Rachel Gordy. Autour de cette jolie troupe, le public est disposé de façon quadri frontale, si bien que les regards se posent sur la scène et le corps sous tous les angles de vue.
L’habillement comme un retour à la vie
Au début du spectacle, le corps de Rachel Gordy est inerte. Les deux personnes chargées de la vêtir peuvent le déplacer à leur guise, comme s’il s’agissait d’un mannequin. On n’entend d’abord sa voix qu’à travers un enregistrement. Petit à petit, après avoir enfilé ses bas et ses sous-vêtements, le corps revient à la vie. Le discours, composé de textes de nombreuses autrices et auteurs, est alors pris en charge par la comédienne, en direct. Ce texte, qui se développe d’abord par bribes, raconte le rapport de plusieurs femmes au vêtement, à la façon de s’habiller, mais aussi à l’intimité et aux relations avec les êtres qui les entourent. C’est comme si la robe s’exprimait à travers cette femme, pour raconter l’histoire du vêtement et les enjeux, bien plus profonds, qui se sont développés à travers lui.
De l’émancipation des femmes
Plus Rachel Gordy est habillée, plus ses paroles deviennent fortes. D’un discours formé de bribes et de paroles d’abord légères, on passe à des propos plus affirmés, plus intimes, une réflexion plus intense. Comme si la femme, qui ne devait d’abord être que belle et bien apprêtée, s’affirmait de plus en plus, dans la lutte qu’elle vit tous les jours en vue de l’égalité. Tout sur scène y contribue. La pièce centrale qui semblait n’être qu’un autel révèle de nombreux tiroirs et portes, desquels sont tirés un à un les éléments de la robe, l’espace devenant même un podium au fil du spectacle. On assiste alors aux différentes étapes de l’habillement, certaines se révélant particulièrement complexes. La minutie est au rendez-vous, comme lorsque Fabio Bergamaschi lace le corset. La musique, qui s’apparentait dans un premier à une douce mélopée, devient de plus en plus puissante, agrémentés de quelques dissonances et autres effets. Le danseur, dont les mouvements paraissent millimétrés, occupe de plus en plus l’espace, atteint d’une sorte de transe. Tout ce qui était concentré sur l’espace central se développe donc, dans l’espace comme dans la puissance des gestes. Le mouvement et la parole s’émancipent, à l’image de la femme à travers les époques.
De la poésie du mouvement et des mots – les extraits sont inspirés, entre autres, de Virginia Woolf, Arthur Rimbaud, Madeline Pelletier, Marcel Proust, Rachel Gordy elle-même ou encore Madame d’Epinay – on retient le parcours féminin à travers l’histoire, de l’époque de la robe à nos jours. On nous rappelle que certaines femmes ont été des pionnières en matière d’émancipation, qu’elles étaient en avance sur leur temps. Un extrait est particulièrement marquant, dans le renversement qu’il fait des codes établis : la femme est plus libre que l’homme, elle qui a le choix entre un pantalon et une robe. Voilà une bien jolie façon de poser les jalons de la liberté féminine. En témoigne la liste de dates énoncées à la fin du spectacle par Rachel Gordy, comme des jalons de l’émancipation. L’évolution des mots et des gestes pendant une heure et demie coïncide avec celle du rôle de la femme, rappelant également qu’il y a encore beaucoup à faire avant d’atteindre l’égalité…
Madame De, c’est donc un spectacle plein de poésie, un peu magique aussi. Un spectacle dans lequel tout contribue à nous raconter l’évolution du vêtement féminin et ce qu’elle implique. C’est un spectacle dans lequel une grande partie de l’interprétation est laissée au spectateur. Mais c’est surtout un spectacle nécessaire, aujourd’hui, qui permet de comprendre, sans jugement, sans revendication, que l’idéal égalitaire est encore loin d’être atteint et quelles en sont certaines raisons.
Au-delà de tout cela, Madame De s’avère un spectacle envoûtant, par la poésie qui se dégage des mouvements et des mots. La robe, conçue pendant des mois par Valentine Savary prend véritablement vie, en dévoilant toutes les étapes de l’habillement. Il faut rendre hommage à l’immense travail de la couturière, sans laquelle ce spectacle n’aurait pu avoir lieu.
Fabien Imhof
Photos : © Dorothée Thébert Filliger